Sandrine Freysson
Associée - Avocat
Le trajet domicile/lieu de travail : une simple transition entre deux moments de la journée ou une extension du temps de travail ? Cette question alimente un débat passionnant, au carrefour des législations nationales et des directives européennes. Retour sur un nouveau feuilleton franco-européen qui met en lumière les enjeux complexes de cette thématique et les implications pour les travailleurs et les entreprises.
Depuis la loi « Travail » du 8 août 2016, le principe pouvait sembler clair et parfaitement tranché, d’autant plus que les dispositions sont d’ordre public en droit français :
Si le principe ne se heurte à aucune difficulté majeure d’application pour les salariés sédentaires, il n’en va pas de même des salariés itinérants.
En effet, pour ces salariés, qui n’ont pas de « lieu de travail habituel », comment apprécier la notion de « durée normale » de trajet domicile/lieu de travail pour déterminer leur droit à contrepartie éventuelle ?
Peut-on sérieusement faire abstraction des cas – nombreux – où le salarié itinérant passe la majeure partie de son temps en déplacements, parfois de longue durée, travaille sur son ordinateur, communique avec ses clients, avec ses collègues, prend des rendez-vous, organise à distance, ou coordonne des chantiers ou des mises en production, etc. ?
Peut-on ignorer la législation européenne qui, depuis la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, considère que constitue du temps de travail effectif toute période pendant laquelle le salarié est « au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions » ?
À la lumière de cette définition large, la CJUE (Cour de justice de l’Union européenne) dans un arrêt du 10 septembre 2015 (aff. C-266/14 « Tyco »), a considéré, à propos des salariés n’ayant pas de lieu de travail fixe ou habituel, que « constitue du « temps de travail », au sens de cette disposition, le temps de déplacement que ces travailleurs consacrent aux déplacements quotidiens entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur. »
C’est ainsi que cette question des trajets domicile/lieu de travail des travailleurs itinérants a donné lieu à une abondante jurisprudence.
Pendant plusieurs années, la Chambre sociale a appliqué à la lettre l’article L.3121-4 du Code du travail : le temps de trajet domicile/travail n’était pas du temps de travail effectif, y compris pour les salariés itinérants.
Elle s’attachait néanmoins à déterminer leur droit à contrepartie en faisant appel à son « bon sens », raisonnant par assimilation à la situation d’un salarié sédentaire « classique », dans une appréciation « in concreto » finalement assez insatisfaisante : puisqu’il n’était pas possible d’identifier un lieu de travail habituel, et donc un temps « normal » de trajet entre leur domicile et leurs premier et dernier clients, on cherchait à déterminer – au cas par cas - ce qui pourrait être un trajet « normal » pour un sédentaire dans un secteur géographique équivalent (Cass. soc. 31 mai 2006, n° 04-45.217 - Cass. soc. 12 mars 2008, n° 06-45.412).
On comprend aisément la limite d’un tel raisonnement source d’insécurité totale, chaque cas étant différent.
Les trajets domicile/travail des itinérants peuvent être du temps de travail effectif.
La Cour de cassation ne pouvait pas aller à l’encontre de l’article L3121-4 du Code du travail qui écarte le « temps de déplacement professionnel » pour se rendre sur son lieu de travail, cet article étant d’ordre public.
Cependant, elle a pu s’en libérer par un raisonnement inversé, en considérant que ce temps DOIT être qualifié de temps de travail, et non plus de « temps de déplacement professionnel », lorsque sont réunies les conditions légales prévues à l’article L.3121-1 du code du travail, d’ordre public également :
« La durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l'employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».
Ainsi, dans un arrêt du 23 novembre 2022 (n°20-21.924), la Cour de cassation a relevé que le commercial, sujet de cette affaire, travaillait littéralement dans sa voiture : « il devait en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit main libre intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d’appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients (…) exerçait ses fonctions de technico-commercial itinérant (…) ».
Face à un faisceau d’indices important, la Cour de cassation en a ainsi conclu que, pendant les temps de trajet ou de déplacement entre son domicile et les premier et dernier clients, le salarié devait se tenir à la disposition de l’employeur et se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles, ce qui qualifie en droit français, le temps de travail effectif.
Dans ces conditions, l’article L3121-4 n’a pas vocation à s’appliquer. (Dans le même sens : Cass Soc 1er mars 2023, n°21-12.068, F-B : il appartient à la Cour d’appel de vérifier si, pendant les temps de déplacement, le salarié ne se tenait pas à la disposition de l’employeur, qu’il ne se conformait pas à ses directives et qu’il pouvait vaquer à de occupations personnelles. À défaut, le temps de travail aurait dû être retenu).
À l’inverse, dans deux arrêts du 25 octobre 2023 (n°20-22.800) et, très récemment, du 13 mars 2024 (n°22-11.708), la Cour de cassation n’a pas retenu la qualification de temps de travail en faisant une appréciation très concrète des situations portées à sa connaissance, et en retenant notamment :
Les arrêts de 2022 à 2024 présentent l’intérêt d’une clarification de la position de la Cour de cassation :
Il en résulte, malgré tout, une insécurité juridique persistante qu’on ne peut que déplorer, la solution retenue dépendant de l’interprétation que feront les juges de chaque situation qui leur sera soumise.
En outre, et surtout, cette position ne résout pas la divergence de fond qui persiste entre le droit français et la jurisprudence européenne, laquelle assimile à du temps de travail effectif tous les trajets des salariés itinérants dès lors qu’ils sont effectués à l’occasion du travail, sans exiger d’être à la disposition permanente de l’employeur.
Zoom sur
À l’instar de la problématique actuelle des droits congés acquis pendant les arrêts maladie, la non-conformité du droit français au droit de l’Union européenne persiste en matière de qualification des temps de trajet domicile/lieu de travail… Une intervention législative est donc encore attendue.
Les équipes de notre partenaire juridique, Oratio Avocats, sont à votre disposition pour tout complément d’information concernant ce sujet.
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