Aurélien Tual
Avocat
aurelien.tual@oratio-avocats.com
Les médias – non spécialisés en droit – du monde entier se sont emparés de l’arrêt de la cour d'appel de Paris du 30 janvier 2024 et lui ont conféré une remarquable publicité.
Si cet arrêt s’inscrit dans un contexte juridique marqué par de forts enjeux autour de la liberté d'expression et du harcèlement moral au travail, une telle résonnance s’explique, aussi et surtout, par la nature des faits mêmes de l’espèce et du montant des condamnations qui ne manquent pas d’interpeller. Ne pas être « fun » ne constitue pas un motif de licenciement valable, tel est le résumé, quelque peu tronqué et simpliste, qui est fait de cet arrêt. La teneur de l’arrêt est, en réalité, nettement plus complexe. (CA Paris, pôle 6, ch. 11, 30 janv. 2024, n° 23/00942)
Engagé en 2011 en qualité de consultant senior au sein d’une entreprise spécialisée dans le conseil et la formation en « Lean management », le salarié a été ensuite promu directeur en février 2014.
Le 19 février 2015, le salarié a adressé un courrier à son employeur dénonçant des manquements commis par ce dernier affectant l’exécution de son contrat de travail au point de dégrader son état de santé.
Dès le 24 février 2015, le salarié a été convoqué à un entretien préalable et, dès le 11 mars 2015, le licenciement pour insuffisance professionnelle était prononcé pour les motifs suivants : « 1. désalignement culturel profond, de plus et en visible et en écart, (…) 2. exclusions régulières de chez des clients, (…) 3. manquements managériaux, (…) 4. incapacité de travailler avec ses collègues directeurs et les associés - mésentente avec les équipes et les associés. (…). ».
Le contraste entre la lecture qui est faite des médias réduisant le motif du licenciement à un « manque de fun » du salarié et la rédaction de la lettre de licenciement faisant état de plusieurs griefs sérieux tenant notamment à son savoir-être est saisissant.
Or force est de constater que la jurisprudence reconnait parfois l’existence d’une insuffisance professionnelle en présence de carences comportementales. C’est ainsi que des juges du fond ont pu valider le licenciement pour cause réelle et sérieuse d’un salarié rencontrant des « […] difficultés relationnelles persistantes [qui] montrent que le salarié n’a pas su évoluer et progresser, conformément aux attentes réitérées de son employeur […] », et ce, en dépit de compétences techniques incontestées (CA Paris, 11 sept. 2019, n° 17/08593).
Outre des demandes au titre de l’exécution du contrat de travail dont il ne sera pas question ici (l’intérêt de l’arrêt commenté réside dans l’examen des questions relatives à la rupture), le salarié a saisi le conseil de prud’hommes de Paris afin de solliciter, à titre principal, l’annulation de son licenciement et, à titre subsidiaire, la requalification de la rupture en licenciement sans cause réelle et sérieuse.
En substance, le salarié prétendait être victime de faits de harcèlement moral en raison notamment des méthodes managériales employées par l’entreprise et invoquait également une violation de sa liberté d’expression du fait de son refus d’adhérer aux valeurs « fun and pro » de cette dernière.
Le conseil de prud’hommes de Paris, par jugement du 1er juin 2018, a débouté le salarié de l’ensemble de ses demandes au titre de la rupture, validant par la même occasion le licenciement, tout en condamnant la société au paiement de différentes sommes au titre de l’exécution.
Échappant à l’essentiel des condamnations, la première manche était ainsi remportée par la société. Sans surprise, le salarié a interjeté appel de cette décision.
La cour d’appel de Paris a confirmé le jugement en ce qu’il a débouté le salarié de ses demandes concernant la rupture du contrat et a minoré le montant des condamnations au titre de l’exécution du contrat (CA Paris, pôle 6, ch. 9, 10 mars 2021, n° 18/08200).
La cour d’appel a commencé par examiner les moyens de nullité soulevés par le salarié en estimant que les reproches qui lui ont été adressés tenant au refus d’accepter la politique de l’entreprise constituaient, non pas une remise en cause de ses opinions personnelles, mais bien des critiques portant sur son comportement, excluant ainsi toute violation de sa liberté d’expression.
Par ailleurs, se fondant sur la jurisprudence de la Cour de cassation de l’époque et qui évoluera en 2023 comme nous le verrons plus bas, les magistrats ont considéré que le salarié ne pouvait se prévaloir de la protection inhérente au harcèlement moral en l’absence d’utilisation des termes de « harcèlement moral » dans ses différents échanges avec son employeur.
Une fois les moyens de nullité écartés, la cour s’est interrogée sur le point de savoir si le licenciement reposait bien sur une cause réelle et sérieuse. Si le grief tenant à la non-adhésion aux valeurs « fun and pro » a été balayé, les magistrats ont en revanche considéré établi l’insuffisance professionnelle du salarié, à partir de l’examen des attestations de clients importants et des témoignages de plusieurs salariés produits par la société.
La deuxième manche était ainsi remportée de nouveau par la société. Le salarié s’est alors pourvu en cassation.
Deux moyens de droit étaient invoqués par le salarié pour obtenir la nullité du licenciement : le premier était lié à la protection inhérente au harcèlement moral et au droit à la dignité, le second tenait à la violation de sa liberté d’expression.
Sans s’en expliquer, la Cour de cassation n’a curieusement pas examiné le premier moyen.
Au visa de l’article 10 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales garantissant le droit à la liberté d’expression, la chambre sociale a constaté que « le licenciement était, en partie, fondé sur le comportement critique du salarié et son refus d’accepter la politique de l’entreprise basée sur le partage de la valeur "fun and pro" mais aussi l’incitation à divers excès, qui participent de sa liberté d’expression et d’opinion, sans qu’un abus dans l’exercice de cette liberté ne soit caractérisé, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ».
La Haute juridiction a dès lors cassé l’arrêt sur ce point et renvoyé les parties devant la cour d’appel autrement composée.
C’est dans ce contexte particulier qu’a été rendu l’arrêt commenté.
De manière très surprenante, la cour d’appel a jugé le licenciement nul en se plaçant sous l’angle, non de la violation de la liberté d’expression comme l’y invitait pourtant la Cour de cassation, mais de la protection inhérente au harcèlement moral.
Il y a lieu de noter que cette décision n’est peut-être pas définitive, les parties pourraient, de nouveau, se pourvoir en cassation.
Après avoir rappelé le cadre juridique en lien avec la protection contre le harcèlement moral, la cour s’est focalisée sur la chronologie des faits.
Les juges du fond ont relevé que le salarié avait adressé un courrier circonstancié à son employeur relatant des manquements de ce dernier affectant son état de santé le jeudi 19 février 2015.
Or, dès le mardi 24 février 2015, soit quatre jours ouvrables après la réception du courrier, la société l’avait convoqué à un entretien préalable avant un éventuel licenciement, puis licencié par lettre du 11 mars 2015 en lui reprochant ouvertement des propos jugés inacceptables tenus dans son courrier du 19 février 2015.
Appréciant souverainement les faits, la cour a déduit de l’engagement de la procédure moins de cinq jours après la réception du courrier du salarié, qu’elle ne cite pourtant pas, « que cette dénonciation avait de toute évidence pesé sur l’engagement à très court terme de la procédure de licenciement et que le lien de causalité entre le courrier de dénonciation (auquel il est répondu dans la lettre de licenciement) et le licenciement, est dès lors caractérisé ».
La reconnaissance du lien de causalité entre la dénonciation et l’engagement de la procédure a suffi ici à emporter la nullité du licenciement.
La motivation de la cour s’avère laconique sur ce point pourtant essentiel. La Cour de cassation rappelle pourtant régulièrement que la seule concomitance temporelle entre la rupture du contrat et le signalement d’un harcèlement n’est pas suffisant à caractériser un lien de causalité certain de nature à conduire à la nullité du licenciement (Cass. soc., 24 juin 2020, n° 19-12.403).
En tout état de cause, la nullité était ici acquise sur le terrain de la liberté d’expression.
Il eût été sans doute préférable de ne pas évoquer cette dénonciation dans la lettre de licenciement. En effet, sauf à parvenir à démontrer que le salarié avait connaissance de la fausseté des faits dénoncés, preuve difficile à rapporter s’il en est, la Cour de cassation considère que le grief tiré de cette dénonciation emporte à lui seul la nullité (Cass. soc., 10 mars 2009, n°07-44.092 Bull.). Les chances de succès pour la société étaient dès lors presque nulles.
La situation aurait été quelque peu différente si l’employeur avait passer sous silence cette dénonciation dans le cadre de la lettre de licenciement. Dans ce cas, la Cour de cassation prescrit une méthode en deux temps. Les juges doivent, dans un premier temps, rechercher si les faits invoqués dans la lettre constituent ou non une cause réelle et sérieuse de licenciement et, dans un second temps, si le licenciement repose sur une cause réelle et sérieuse, c’est au salarié de démontrer que la rupture est liée à la dénonciation de son harcèlement, si en revanche le licenciement ne repose pas sur une cause réelle et sérieuse, la charge de la preuve repose sur l'employeur qui doit démontrer l'absence de lien entre la dénonciation par le salarié et son licenciement (Cass. soc., 18 oct. 2023, n° 22-18.678 Bull. ; Cass. soc., 8 nov. 2023, n°22-17.738).
La solution de la Cour d’appel axée sur la protection inhérente au harcèlement n’allait pas de soi et a été rendue possible par un arrêt très remarqué de la Cour de cassation en date du 19 avril 2023 (Cass. soc., 19 avr. 2023, n° 21-21.053 FPBR).
En effet, avant cet arrêt, la Haute juridiction estimait que le salarié qui avait dénoncé des faits de harcèlement moral ne pouvait bénéficier de la protection contre le licenciement que, si et seulement si, il avait qualifié les faits de « harcèlement moral » (Cass. soc., 13 sept. 2017, n° 15-23.045), à moins que la lettre de licenciement fasse écho à une dénonciation de harcèlement (Cass. soc., 9 juin 2021, n° 20-15.525).
Il n’était pas contesté en l’espèce que le courrier du 19 février 2015 n’évoquait pas expressément le terme de harcèlement, pas plus que la lettre de licenciement.
Abandonnant cette exigence - inadaptée et excessivement formaliste - de l’utilisation du terme d’harcèlement, et soucieuse de protéger davantage les salariés dénonçant des situations de harcèlement, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence le 19 avril 2023 en indiquant que le salarié relatant des faits de harcèlement moral à son employeur est protégé, indépendamment de la formulation utilisée.
Encore faut-il qu’il n’y ait aucun doute pour l'employeur sur le fait que le salarié évoque bien une situation de harcèlement.
Les informations indiquées dans cet article sont valables à la date de diffusion de celui-ci.
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